Psychanalyse, Danse
© Raphaël Stora / Arte Creative – Les promesses du sol
Entretien avec Raphaël Stora, réalisateur du documentaire : Les promesses du sol.[1]
[1] Récupérée sur : https://www.radar.st/archives/lifestyle/les-promesses-du-sol-hip-hop
[1] Pour accéder au documentaire, il suffit de maintenir la touche CTRL du clavier tout en cliquant sur la partie soulignée du sous titre. Autrement, voici le lien pour y accéder : https://www.arte.tv/fr/videos/RC-014302/les-promesses-du-sol
Sommaire
Sur le titre. 3
Le pas. 5
Dehors, le lien social 6
Le cercle, la transe. 8
La danse, sa transmission. 10
Dialogue et variations dans le face à face. 12
La danse, sa rencontre. 15
L’acte de danser 16
Support à l’entretien. 17
Cet entretien a été préparé avec les étudiants de Master 2 du parcours Pratiques et Recherches en Psychopathologie de l’année 2020-2021.
Sur le titre
David Bernard[2] : Nous avions déjà une première question sur le très beau titre de votre documentaire : Les promesses du sol. Comment vous est-il venu ?
Raphaël Stora : Ce titre a plusieurs significations, et c’est un vieux titre. J’avais écrit un roman quand j’avais 18 ans, je l’avais appelé comme ça. Donc j’ai récupéré ce titre qui restait comme ça, un truc un peu… La première explication est liée à la danse : quand on est danseur et qu’on arrive dans un espace, il y a toujours ce truc de taper avec le pied le sol pour savoir s’il va être favorable. Les danseurs hip-hop vont en plus danser sur les sols de la rue, même sur du marbre comme celui dont je parle à la Défense, plus glissant. Les sols de scène, par contre, accrochent avec la basket, donc c’est plus compliqué de faire des glissades. Il y a la promesse que le sol offre, que l’on va faire une belle prestation, c’est un peu ça le sens premier.
Après il y a pour moi un sens un peu caché. Comme mon père vient d’Algérie, et que je suis le premier à être né en France (mon père est d’Algérie, ma mère est française) du coup ce titre est aussi lié à l’immigration. Il y a la promesse et le poids que c’est, de ce que ça représente ce sol. Il y a la présence d’un futur rayonnant, mais aussi un poids, pour faire quelque chose sur ce sol. Donc ce sont les promesses d’arriver dans un sol nouveau. Ça c’est le sens caché du titre. Voilà pour les significations. Après il est très poétique, j’ai dû me battre avec Arte parce qu’ils ne le voulaient pas ce titre.
David Bernard : Ah bon ?!
Raphaël Stora : Ils ne voulaient pas ce titre.
Jérémy Bouchaud[3] : C’était quoi leur argument ?
Raphaël Stora : Ils voulaient le mot « danse » dedans. Ils pensaient que c’était un peu « has been », avec les tags et les machins, ils n’allaient pas s’y retrouver. Du coup j’ai fait : « oui, oui », et une semaine avant la sortie : « On n’a toujours pas trouvé de titre… ». Et puis là j’ai bataillé. J’ai sorti des arguments : « le romantisme désuet du hip-hop ». Puisqu’il y a un truc un peu romantique, désuet, comme le vieux rap des années 80 où il y avait des fresques avec des sentiments assez nobles et un langage un peu ampoulé. Donc je suis allé chercher un petit peu là-dedans, je trouvais ça bien. Ça donnait une noblesse aussi à cet art-là, plutôt que « Bouge dans ta tête ». Je trouvais ça cool d’avoir un truc plus proche de la littérature française.
David Bernard : Est-ce que tu dirais qu’il y a un rapport particulier au sol dans la danse hip-hop ?
Raphaël Stora : Il y a une ascendance Africaine liée au rapport au sol, là où la danse classique est tournée vers les cieux. On a cette tension vers Dieu, mais un Dieu qui serait en l’air.
Dans les cultures africaines pour celles que je connais : magrébine et d’Afrique de l’Ouest, il y a un rapport au sol qui est très fort dans la danse, dans le rapport du poids au sol, aux résonnances, au rythme, qu’on va imprimer avec des pas.
Il y a clairement cette ascendance Africaine qui se retrouve, et moi c’est le premier truc qu’on m’a appris, d’être bien ancré « dans le sol ». C’est vraiment un truc très important. Contrairement au classique, où l’on est plus sur les pointes, là on a un jeu avec le talon, la pointe avec l’entièreté du sol, il faut sentir son poids. Après, ça on le retrouve dans la danse contemporaine. Le rapport au sol est aussi tout simplement lié au fait que ça soit une culture qui est née dans la rue. Dans la vieille émission de Sidney, où il venait retirer le lino, il y avait un petit lino pour pouvoir, justement, « breaker », pour ne pas se faire trop mal, il mettait un sol adapté. On ramène carrément dans la rue, un sol, avec le rouleau de lino que l’on déroule. Il y a toute une mythologie, enfin, pas une mythologie, une importance du sol qui est cruciale.
Le pas
Jérémy Bouchaud : Je trouvais que ça enchainait bien sûr une question qu’on avait notée avec les collègues par rapport aux « pas » justement. Est-ce que tu aurais quelque chose à dire sur ce que pourrait représenter symboliquement le pas dans la danse, le pas qu’il soit exécuté, franchit, technique, appris, maîtrisé, non maîtrisé, le pas de l’autre, celui qu’on cherche à créer, son image, son exécution, son invention, etc.
Raphaël Stora : Si j’ai un truc à dire qui est spécifique à la culture que je pratique c’est qu’effectivement, comme c’est une culture orale, le pas est très important. C’est comme la notion de signature, c’est une entité. Il y a des danseurs qui vont inventer des pas. C’est pour ça que je parle de culture orale, car on n’écrit pas, on ne fige pas dans le temps les choses avec un matériau qui reste. Quand quelqu’un nous pique un pas, c’est une grande affaire parce que c’est comme une entité entière qu’on vient voler. Il y a eu de grandes embrouilles dans la danse à cause de ça, parce qu’il y a que ça. Les querelles qu’il peut y avoir dans la danse sont liées aussi à ce truc de créer, à l’outil essentiel de cet art. Il n’y a que le corps. Il y a parfois des partitions, mais elles ne sont pas tant que ça utilisées. La signature du pas exécuté, elle, est importante.
Sinon quand tu dis le pas de l’autre, le pas que l’on franchit. Alors ça on rentre dans des… Il n’y a rien qui me vient tout de suite là-dessus. Tout ce qui me vient c’est vraiment ça : le côté signature, le rapport à l’identité. Il y a un côté livre, c’est notre livre. Surtout pour les danses « hip-hop », mais ça ne veut un peu rien dire en vérité. Moi par exemple je pratique le « Pop », mais il y a tellement de trucs. Il y a des danses « funky » issues du « soultrain ». Après il y a eu le « Hip-hop », qui vient un peu mélanger tout ça. Il y a la « House dance », plus récemment il y a eu « l’électro » qui est une danse née en France, et qui vient de la « Tektonik ». Il y a le Krump, qui pour le coup est en guerre contre le « Hip-Hop » ; alors qu’il y a une filiation assez grande entre les deux.
En ce sens, les « pas », les « steps » ; franchir le pas, je ne sais pas si cette manière de jouer avec le mot est si pertinente, c’est autre chose que le pas exécuté, qui moi me ramène à la notion d’identité, d’héritage, de transmission. Des choses un peu chiantes donc…
[Rires]
Dehors, le lien social
David Bernard : Tu parlais du lieu de la rue. Quelle est l’importance de ce lieu pour toi ?
Raphaël Stora : À un niveau plus personnel, c’était vraiment un endroit… Après c’est la rue sans être la rue, car ce sont souvent des centres commerciaux, des galeries, ce sont plutôt des lieux réhabilités que la rue. En tous les cas c’est vrai que ça reste extérieur.
Pour moi, c’était incroyable de pouvoir se trouver avec des gens jeunes qui n’avaient rien à voir entre eux. Il y a ça dans le skate aussi. L’autre soir je suis passé à un endroit, il y avait juste les lampadaires, et il n’y avait que des ados, ils étaient ensemble, ils rigolaient. On vivait ce truc-là : rester tard, ma mère qui m’appelle, etc… C’est un truc de rébellion adolescente que d’être dans la rue ensemble et de partager un langage commun. Il y a un film très intéressant là-dessus : « Mid 90s », sur le skate, qui est sorti l’année dernière. C’est une fiction américaine sur le skate qui pourrait vous intéresser, car elle retrace ce rituel d’appartenance à un groupe via le fait d’aller dans la rue. C’est très fin, et très bien fait.
Il y a aussi la notion de famille. C’était assez dingue, parce que nous on dansait en dessous de la tour Areva de la Défense, qui est vraiment un gros quartier d’affaires. Des gens revenaient du taf et passaient entre nous, les nanas avec leurs talons, les gens avec leur truc, on avait le sentiment d’être des marginaux incroyables, d’avoir tout compris du monde. Ce truc de la rue, c’est une liberté folle, et ça continue. Ça existait jusqu’à il y a peu de temps, et ça continuera après les histoires de covid.
L’esplanade de la BNF est un lieu extérieur ou tous les jeunes viennent. Avant cela il y a eu le 104, avant la gare de Lyon. Il y a toujours eu des lieux. Ça vient du fait qu’il n’y ait pas de salles, contrairement à d’autres pays qui affrètent parfois des moyens à de grands centres. En France ça a toujours été la galère. Même en ce moment je réentends ça : « T’as pas une salle ? ».
D’ailleurs c’est peut-être pour ça que la danse hip-hop est au plus proche de l’essence de ses valeurs, de ce côté contestataire qu’il peut y avoir dans le hip-hop. Il n’y a pas tant d’argent que cela, ça reste assez précaire, donc on reste dans la rue. Il y a des spectacles de rue aussi. Il y a pleins de gens qui, à cause de ce qui se passe, ont perdu des tafs et se remettent au spectacle de rue. La rue, je pourrais parler de ça longtemps.
David Bernard : C’est un thème passionnant, et qui rejoint l’importance du dehors, à l’adolescence. Dans ton documentaire, un moment on voit un danseur à une sortie de métro. Il y a quand même aussi quelque chose d’adressé au public, et différemment que dans une salle.
Raphaël Stora : C’est vrai que c’est déjà un premier public, même si ce n’est pas affiché comme tel. On est là pour s’entrainer mais on est aussi dans la représentation. Et puis il y a beaucoup de drague aussi. C’est la première scène en fait. Je m’entraine dans ma chambre, et puis on va aller à la Défense. On sait comment s’habiller, comment on va être regardé, même si c’est du coin de l’œil. Il y a même des danseurs qui n’aimaient pas aller s’entrainer dans des lieux publics, se disant qu’on allait se faire « pomper nos phases ». Il y a aussi des puristes, pensant : « c’est pour les gens qui veulent faire les beaux de s’entrainer dans des endroits publics ».
À la Défense il y avait des breakers qui avaient trouvé un lieu pour s’entraîner tout seuls, et ne pas être volés par les autres, ne pas être dans la représentation, mais être dans un vrai entraînement. Il y a aussi un côté un peu frime, que je trouvais très cool. J’ai retrouvé des images récemment de la Défense, où l’on voit des centaines de gens. Tu dis bonjour, tu serres la main à 200 personnes. Dans quel endroit d’ordinaire tu fais ça ? C’est ultra fraternel. On vit la culture danse hip-hop à Paris et en France, c’est extraordinaire.
Ce qui est assez dingue c’est qu’il y a eu le CCN, le Centre Chorégraphique National de Rennes. Il est dirigé depuis un ou deux ans par un collectif de danseurs hip-hop, dont un est décédé il y a très peu de temps et qui était un monument de la danse : Ousmane Sy que je connaissais très bien. Je suis allé à toutes les veillés. Il y en a eu une première où on s’est tous revus. C’était bien sûr très dur, mais ce qui était bien c’est qu’on a pu finir sur une note assez positive. Revoir tout le monde était hyper émouvant car en ce moment on est privé de ce lien-là. Même la danse hip-hop, on vit avec les évènements. Il y a eu 9 autres veillées et tous les danseurs se sont retrouvés. Pour la première fois depuis 1 an et demi on a tous dansé ensemble. Donc il y avait effectivement le deuil de ce mec-là qui était très prenant, mais on a pris aussi la mesure de ce que l’on avait perdu, puisqu’on se retrouvait tous et qu’on se connait tous. C’est incroyable, c’est une vraie famille. Autant il peut y avoir des embrouilles, mais là tu te dis : « c’est quand même ultra fort ». Il n’y a pas ça aux États-Unis, en Asie peut-être un peu. Vraiment en France, c’est le poumon du monde.
David Bernard : Par rapport à ces liens-là ?
Raphael Stora : Il y a eu tellement d’évènements, de battles, de spectacles, et avec des générations entières. Il y a eu des gens entre 15 et 65 ans, ça brasse beaucoup de générations. Les anciens du hip-hop, avant que le hip-hop commence, qui ont maintenant 50-65 ans, faisaient du jazz rock. C’est une danse qui a été inventée en France, mais c’est une appellation américaine. Ils ont inventé ces pas de jazz-rock et sont un peu nos papas. Ils ont favorisé l’arrivée du hip-hop, c’est pour ça que ça a si bien prit. Il y avait déjà des mecs qui se retrouvaient.
David Bernard : Eux c’était dans les années 60- 70 ?
Raphael Stora : Ouais, c’est ça, milieu, fin 70. Donc la rue, le dehors : ultra important. Il y a aussi ce truc où c’est plein de mecs qui étaient dehors et qui avaient besoin de se retrouver. Solo, un des pionniers du Break en France, qui a été un des rappeurs du groupe Assassin, raconte ça. Solo dit dans une interview : « je ne vais pas mentir la première fois que je suis allé dans un évènement de dance, j’ai halluciné, je ne vais pas te mentir camarade, c’est la première fois que je voyais autant de noirs ! On ne les voit pas dans l’espace public, il y avait que des renois ça fait trop plaisir ». C’est tout bête, mais il y a aussi ça : se retrouver et se reconnaître à une époque où ils se faisaient recaler des boîtes de nuit.
David Bernard : Cette dimension d’évènement, de rencontres, de liens, te semble particulière au hip-hop ?
Raphael Stora : Oui je trouve que cela est propre à toutes les danses dites « urbaines » – appellation horrible – en tous les cas à ce que j’appelle des danses d’improvisation cousines de ce mouvement du hip-hop. C’est hyper important le lien social, le fait de se retrouver physiquement dans des espaces. A un moment donné, avant que ça parte en covid, on s’était retrouvé à un battle tous les weekends, alors qu’à mon époque c’était de temps en temps. Une asso organisait cela dans un gymnase, ils mettaient une table, avec des petits sandwichs, des petites bouteilles d’eau. Ils vendaient des tee-shirts. Il y avait un grand cercle…
Le cercle, la transe
Jérémy Bouchaud : Cette question du cercle m’a beaucoup arrêté dans ton documentaire, dans le sens où ce qui se produit des spectateurs est quelque chose de tout à fait différent d’un spectacle où tout le monde est sagement assis à le regarder. Je me suis demandé qu’est-ce qui se passe pour qu’un tas de gens ait décidé de se mettre comme ça, en cercle. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui mène à cette formation humaine ?
Raphaël Stora : C’est ancestral – je suis un piètre historien, plus poète – cette idée de se mettre en cercle. C’est marrant car récemment je travaillais dans un lycée qui a créé la première classe hip-hop en France, le Lycée Turgot à Paris. Ils font souvent des exercices en lignes, et je leur ai dit : « Faites un cercle » parce que ça marche, c’est une évidence en fait.
Il y a aussi une notion de transe parce qu’on recouvre les gens, on accompagne celui qui danse, tu ne peux pas avoir plus de proximité que ça. Par exemple dans le Krump, qui est une autre danse dont je parle dans le documentaire, je vous invite à voir le film Rize qui porte sur cette danse-là.
Eux, ils l’ont poussé à l’extrême. Ce ne sont même plus des cercles, ce sont des demi cercles, et c’est la transe. Ils font une « hype » pendant que le danseur danse, ils crient sur lui, ils hurlent. Nous on le fait aussi, mais quand la personne fait un truc cool, pour l’encourager. Eux c’est quasiment tout le temps, il y a une espèce de râle qui vient par la répétition. L’idée est de faire monter le danseur en transe. Il y a vraiment ce truc-là dans le hip-hop, d’être en proximité. C’est pour ça que quand il y a des battles sur des estrades, ou dans d’énormes palais omnisports, on perd ce truc confidentiel qui est assez fou avec le cercle.
Dans ma discipline, il y a aussi ce truc où l’on va se mettre en cercle, pour qu’ensuite chaque danseur, chacun son tour, rentre faire un passage. Les autres l’encouragent, un autre rentre, etc. Tu peux respecter l’ordre des aiguilles d’une montre, mais ça peut être aussi à celui qui va être le plus motivé. J’en ai fait un film avec les élèves du Turgot où c’est une fille qui essaie de rentrer, mais à chaque fois il y a quelqu’un qui rentre, et elle n’y arrive pas. C’est un truc classique tu sais de rentrer dans le cercle. Là on est dans le franchissement du pas. Rentrer dans le cercle, c’est quelque chose d’énorme dans la danse. Tu peux mettre vachement de temps, t’entrainer, t’entrainer, avant de te décider à rentrer dans le cercle, pour y proposer quelque chose.
David Bernard : Et là, qu’est-ce qui se passe ?
Raphaël Stora : C’est marrant, ça me ramène à une interview que j’avais faite d’un danseur, mais que je n’ai pas mis dans Les promesses. On l’y voit par contre danser, éclairé dans la nuit uniquement avec la lumière des téléphones portables. J’ai fait une interview de lui. Il m’avait dit : « Moi quand je rentre c’est un peu comme si j’étais un politicien. J’expose mon discours, mes idées à l’assemblée, et des gens décident s’ils aiment ou pas ». Il y a un truc un peu comme ça au final, de l’ordre du discours : je viens pour faire quelque chose, et puis les personnes réceptionnent ça ou pas, avec leurs émotions. Je fais tout un truc à la fin de mon film sur « protéger le cercle ».
David Bernard : Là c’est ton regard de poète.
Raphaël Stora : Là c’est la poésie qui prend le dessus : « franchir le seuil du pas, pas de mémoire, mémoire de pas ». A la fin du film, je prends une image un peu poétique, pour dire que dans le monde dans lequel on vit où tout passe par l’image, la danse a ça de subversif, qu’on aura beau la filmer autant qu’on veut, si t’es pas là dans le cercle avec les gens à le voir, ce n’est pas transmissible. Cette image m’est venue après que j’ai été voir un truc de Krump. J’étais très loin, et il y avait l’effet visuel des lumières du périphérique : ils étaient tous dans l’ombre, mais on aurait dit qu’ils entouraient un feu. Je me suis dit : « on dirait qu’ils protègent le feu ». Il y a un peu de ça. C’est comme quand quelqu’un fait un truc trop bien et qu’on lui dit : « arrête, arrête ». C’est comme quand James Brown dit : « je ne peux pas, je vais mourir », que l’autre lui remet sa cape, et qu’après il revient. Il y a tout un cérémonial : c’est trop bien, donc on arrête. Il y a ça dans le rap : « Pull up, pull up » où on va arrêter le DJ, car c’est trop bien. Moi j’ai gratté dans ce sillon-là pour arriver à dire : « on dirait vraiment qu’ils nous cachent le truc ». C’est tellement bien que ça doit rester entre eux.
Le cercle permet ça, et ce n’est pas tout le monde qui rentre dans le cercle. Même si ça s’est aujourd’hui démocratisé on revient souvent à ce truc d’initié. Il faut être initié pour pouvoir voir ce spectacle-là.
La danse, sa transmission
David Bernard : Tu parles d’un « truc d’initié », qui en même temps ne peut pas se transmettre, sauf à y être et à le vivre sur le moment.
Raphaël Stora : Ce sont des énergies, vraiment. Je deviens mystique avec la danse, ce qui est très paradoxal avec tous ces écrans aujourd’hui. En ce moment tous les danseurs se reconvertissent dans les cours en vidéo, ce qui est bien et important. Moi, la personne qui m’a appris à danser n’était pas quelqu’un de très fort pour parler. C’était un peu un génie de la danse. Il me disait que je parlais trop. Je lui disais : « Mais non, mais je ne comprends pas Francis, c’est comme ça qu’on fait le pas, et tu ne crois pas que… »
Il s’était mis à côté de moi, mettait sa jambe à côté de ma jambe, et il imprimait avec le mouvement. Du coup, par mimétisme je pense, mais aussi par énergie, le fait qu’il soit proche de moi et qu’il fasse le mouvement juste à côté de moi, je rentrais dans son énergie. Et ça, je le sens, je le vois chez les danseurs. C’est très rare les danseurs qui se sont formés avec YouTube et qui me touchent.
J’ai sorti une série sur Instagram de 10 épisodes très courts avec des portraits de danseurs, et c’est assez intéressant, c’est mon dernier projet. Il y en a un qui a 19 ans, qui est extraordinaire. On parlait des meilleurs danseurs du monde, et lui c’est incroyable. Il est de la génération Instagram, mais je le filmais déjà quand il avait 5 ans dans les battles. C’est pas pour rien qu’il est ce qu’il est. Il a épongé humainement les choses, ce n’est pas que de la forme. On peut arriver à devenir un danseur spectaculaire, mais l’âme, ce que l’on va imprimer en âme, c’est autre chose. Mais peut-être que je suis radical, un peu puriste.
On est aussi chargé des autres danseurs qu’on a rencontrés. Avec juste des tutos sur YouTube on peut devenir très fort, mais vraiment pour pratiquer cet art-là, on ne peut pas passer outre les rencontres.
Par exemple les Twins, ce sont les danseurs les plus connus du monde. Deux frères jumeaux qui s’entraînent aux États-Unis, et qui ont signé un contrat à vie avec Beyoncé. Ce sont des petits de Sarcelle, Larry et Laurent. Je les connais depuis longtemps, c’est ma génération. Un jour je les regarde comme ça danser… Ce n’est pas du tout pour me flatter, mais je les regarde et me dis : « Mais je suis parent, on est cousins en fait », parce qu’on a le même âge et qu’on a fréquenté les mêmes endroits au même moment, on a rencontré les mêmes danseurs. Je comprends leur logique de danse, je comprends leur énergie, parce qu’on a le même âge, et qu’on a été au même moment aux mêmes endroits. D’ailleurs je ne les ai pas dédicacés dans Les Promesses. Je m’en veux parce que ce sont les mecs les plus connus de la planète et qui représentent la France. Tout ça dit quelque chose sur le fait que c’est vraiment lié aux rencontres qu’on fait, aux époques dans lesquelles on a été, et ça, c’est assez beau dans cet art-là. Cette particularité fait que c’est vraiment l’art vivant au maximum, même si on a l’impression que non en ce moment du fait que ce soient les vidéos qui priment.
Jérémy Bouchaud : Je rebondis sur ce que tu indiquais de cette logique de la danse qui est quelque chose de très singulier qui touche, comme tu le disais bien, à quelque chose de charnel chez chacun. Alors la question qui me venait concerne la chorégraphie. Quel peut être le poids d’une chorégraphie qui doive être apprise par cœur pour être donnée à voir, quel peut être le poids de la chorégraphie qui doive être exécutée, sur cette logique de la danse qui est tout à fait singulière ?
Raphaël Stora : La chorégraphie, c’est la grande question qui agite en ce moment la culture danse hip-hop, puisque tous sont devenus chorégraphes. Il y a une scène chorégraphique du hip-hop qui est très forte. Mais je trouve que ça a toujours été très difficile de retranscrire le sens de l’improvisation, dans des pas qui enferment finalement. Parce que reproduits, il y a quelque chose d’assez mécanique, c’est un vrai enjeu chorégraphique, et paradoxalement on le retrouve plus aujourd’hui dans la performance contemporaine.
Avec l’écriture chorégraphique en hip hop, le risque est de perdre un peu de l’essence même de cette danse, et la magie de l’instant. Les plus belles chorégraphies sont justement celles qui sont exécutées avec des accidents à l’intérieur, avec de l’audace, et avec surtout quelque chose d’assez spontané. Si ! celui qui était très fort par rapport à cela, c’était Michael Jackson
Jérémy Bouchaud : Tu prêches à un convaincu, un éternel fan
Raphaël Stora : Michael Jackson a un niveau d’exigence dans l’interprétation qui est si haut, et c’est tellement un immense danseur que du coup lui, il allait chercher ça, une interprétation qui est dans l’instant aussi, en plus du génie chorégraphique, de la forme. Avec lui, il y avait tout.
David Bernard : Une incarnation
Raphaël Stora : Une incarnation folle. Dans le clip, le making off de Bad réalisé par Scorsese je crois, Scorsese parle de ça. Il était bluffé par le niveau d’intensité dans les prises. Il y en a pas eu beaucoup d’ailleurs de prises. La petite vidéo que j’ai faite avec la danseuse c’est de l’improvisation, même si finalement les chemins restent chorégraphiés. Au final on a fait 10 prises, et celle qu’on a gardée c’est la première, parce qu’il y a une magie qui s’est opérée. D’ailleurs elle a mis tout le monde d’accord. Elle a fait des prises géniales, mais la première avait une magie folle.
Jérémy Bouchaud : Elle perce l’écran cette vidéo, cette danseuse, c’est incroyable.
Dialogue et variations dans le face à face
David Bernard : Concernant la rencontre des corps j’avais aussi une question sur la dimension de face à face, qu’est-ce que tu aurais à dire là-dessus ?
Raphael Stora : J’ai toujours une approche plus socio culturelle, historique, un peu symbolique, du coup je reviens souvent à la notion de rituel. Tout de suite ce qui me vient à l’idée, ce sont les mariages Rebeux, il y a de ça avec les gens face à face. C’est quelque chose qui est vieux comme le monde, de danser face à face. Il y a aussi la notion de guerre parce qu’on rejoue cela.
Dans l’histoire du hip-hop avec Mac Bambaataa, notamment entre les gangs, on les a fait se combattre par l’art. D’ailleurs pendant un petit moment je fréquentais des gens plus radicaux politiquement, qui disaient que c’était déjà mort là, dans l’œuf, la contestation politique, puisqu’au lieu d’aller dans les quartiers riches brûler des choses, on a fait : « allez, faites de la danse et battez-vous entre vous avec l’art, au lieu d’aller faire des marches ».
Il y a eu aussi toute l’extension des battles, qui a pris des proportions financières folles, pas folles, mais c’est devenu l’essentiel de la danse, les rencontres face à face, en battle où au final tout le monde voulait un truc de compétition. D’ailleurs en 2024 il va y avoir les J-O à Paris, avec pour la première fois la discipline hip-hop, enfin Break. Il y a de grands débats là-dessus : Est- ce que la danse break est un sport ou pas ? On flirte avec cette notion de sport et de compétition.
Mais pour moi, plus symboliquement, il y a aussi la dimension du dialogue, de l’échange. Quelqu’un va faire un pas, et la personne en face va faire un pas, ou une variation, et va le faire en mieux que toi.
À cette petite échelle, c’est un peu la représentation de ce qui se passe dans l’histoire de l’art en général, que ce soit dans la peinture, la sculpture. On regarde les impressionnistes et on se dit : « Nous on va le faire comme ça, et on va tout casser : le cubisme ». A cette petite échelle-là, il y a déjà ça. C’est un dialogue en vérité. Il y a des gens de la danse avec qui je n’ai jamais parlé, mais j’ai l’impression d’avoir eu de longues discussions avec eux. On a dansé des heures face à face sans parler, juste avec la musique. « Tu m’apprends ça et je t’apprends ça ». Parler sans les mots. C’est pour ça que moi, j’ai dansé. Dans cette orgie de mots dans la société dans laquelle on est, on est dans le signifiant tout le temps. Le mot est censé être le vecteur d’une réelle pensée. Il y a cette promesse-là dans le mot, le verbe.
Alors qu’en fait c’est assez rarement le cas. Il y a d’autres choses qui se passent, on parle, mais il y a aussi les gestes. Vous connaissez cela en psychanalyse : on dit quelque chose, mais le corps dit autre chose. Dans la danse, c’est comme si on disait : « on va parler autrement, et on va parler avec plus de vérité et sans filtre », alors qu’il n’y a pas de mots. Ça c’est ouf, c’est une mise à nu qui est dingue. Avec en même temps un paradoxe : c’est une mise à nu qui se fait avec beaucoup de pudeur, car il n’y a pas de discours. C’est drôle, car il y a des danseurs, sans savoir leur vie, j’ai l’impression de capter un peu ce qu’est leur vie, juste à partir de la manière dont ils vont bouger. Je trouve que c’est hyper beau.
David Bernard : C’est ça aussi qui se vit sur le moment, cette dimension de dialogue ?
Raphael Stora : Ouais, parce qu’on est sans filet, et qu’on ne sait pas ce qui va sortir. Alors après j’enjolive tout ça. Il y a aussi des choses très chiantes, car on est tous, non pas emprisonnés, mais du fait qu’on arrive avec un bagage technique, qui est déjà un vocabulaire, et qui ne laisse pas forcément la place tout de suite. Je parle du hip-hop, mais dans la danse contemporaine ils font ça aussi, comme dans toutes les danses.
Ce que je trouve beau dans les danses hip-hop, c’est qu’elles sont très techniques mais que sous couvert de cette technique, derrière, va commencer à se dessiner quelque chose, pas tout de suite. C’est ça que je trouve beaucoup plus fort en fait.
Parfois en danse contemporaine, on va dire : « exprimes qui tu es, vas-y fonces » ; alors que là on arrive avec des choses, des avis, des carapaces. Et en fait il y a quelque chose qui pousse comme ça, derrière. Je parlais de peinture, comme dans le cubisme, on arrive avec des procédés, et en gardant le procédé on va casser progressivement. Il s’agit aussi de se libérer d’une technique. Qu’est-ce que je fais avec cette technique ? « Moi je vais arriver à mettre un bras là, etc. », et dans ce mouvement-là, il y a des émotions qui passent. A propos du danseur qui est décédé récemment, et que je connaissais bien, il y a donc eu cette veillée où tout le monde a dansé pour lui ; en particulier des gens qui étaient très proches de lui, ses danseuses, son Crew, son groupe. Il y avait des scènes dingues, où des danseurs pleuraient en dansant, et où on avait l’impression qu’il était là !
En dansant ses pas, ils le ressuscitaient presque. Pas : « ils le ressuscitaient » … Pour un moment en tout cas, et ça c’est une des scènes qui m’a le plus bouleversé de toute ma vie. J’ai mis une semaine à m’en remettre. C’était à la fois très très dur, et à la fois je ne me suis jamais senti aussi fier d’être danseur. Je me suis dit : « quel autre moyen de célébrer quelqu’un qui est partit physiquement que d’habiter l’espace avec le corps ? »
J’ai eu plein de deuils dans ma vie, mais le vivre en live, et voir la charge de présence qu’il y avait à travers le pas de quelqu’un. C’est pour ça que c’est dingue, une puissance indicible. Il y a plein de gens qui sont convaincus de ça, et qui pour cette raison me disent que la danse est ce qu’il y a de plus dur à filmer. La comédie musicale, ça a été l’âge d’or. Il y a aussi un documentaire génial sur Chaplin, qui est sorti sur France 3.
Je l’ai montré à une pote à moi, qui est danseuse. Elle n’était pas très fan, et ne connaissait pas spécialement son travail. Mais là ils décryptent un petit peu sa manière de travailler. J’aime beaucoup le burlesque, c’est un de mes premiers amours, et je retrouve ça dans la danse hip-hop, parce qu’il y a un côté description du réel à travers des gestes.
Je suis parti à Los Angeles il y a deux ans pour faire un documentaire qui n’a pas vu le jour, mais qui était très beau, sur les origines d’une danse qui s’appelle le « Locking », qui est issue du « Soul train ». Ça a été une des premières danses dites du « hip hop ». J’ai interviewé des mecs de 60-70 ans, qui avaient pratiqué cette danse, et qui racontaient que tous les pas qu’ils faisaient, ça avait du sens. Quand on prend la main, ça a un symbole, tout a un sens.
Ça dit le réel. Je vous conseille un film qui s’appelle « Paris is Burning », visible sur YouTube en full HD, qui porte sur la scène « Ballroom ». La naissance de cette scène-là a eu lieu dans les années 80. La Voguing, c’est une danse de la communauté LGBTQ, qui a été aussi beaucoup pratiquée par Madonna. Ce ne sont que des poses, et ça c’est encore un autre délire. Mais pour le coup, c’est la danse la plus politique. En fait ce sont des Afro-Américains, qui étaient pour beaucoup rejetés de leur famille à cause leur sexualité. Ils se retrouvaient dans des « Ball » où, dans des couloirs ils passaient chacun avec des thèmes, et faisaient des marches.
Ils marchent et il y a un jury qui juge leur démarche et leur pose. Ces poses sont tirées des poses photographiques des magazines de mode. Il y a des « House », nous c’est des « Crew » eux c’est « House ». Et des « Houses », ce sont des maisons de mode.
Ce sont aussi tous ces gens qui étaient de situation très précaire, et qui lorgnaient sur les gens de la haute couture. Ils se sont réapproprié ce langage-là, toute la mode, et en ont fait une culture. C’est une des danses les plus en vue maintenant, la capitale est en Europe et à Paris : le Voguing.
Alors là en termes de psychanalyse et de psychopathologie, de signifiant et de ce que le geste dit par rapport au monde, par rapport à son identité, c’est ultra intéressant. Ils ont été au bout de ça, de ce qui est plus inconscient, de ce qui est plus en sourdine dans le hip-hop. C’est complètement assumé dans le Voguing. Ce sont majoritairement des transsexuels, qui entre guillemets « dominent » cette culture. Donc les notions de trans genre, d’identité, sont au centre. Est-ce que je suis une femme ? Est-ce que je suis un homme ? Qu’est-ce que c’est d’être une femme ? Qu’est-ce que c’est d’être un homme ? Et c’est par la danse.
La danse, sa rencontre
Jérémy Bouchaud : Je rebondis sur ce que tu disais, c’est vraiment passionnant. Je pense à une patiente que je rencontre à l’hôpital psychiatrique dont la seule façon parfois de trouver un instant d’apaisement c’est de se mettre à danser, de faire faire des petits pas. Pendant nos séances, quand je la rencontre elle m’apprend certains petits pas de danse. Tu parlais de variations, de danse à plusieurs, et parfois la clinique ce peut être aussi de s’engager avec son corps dans des variations de danse avec une patiente qui trouve justement cette grammaire – tu évoquais cette articulation entre le corps et la grammaire – pour trouver à faire avec quelque chose qui peut être très envahissant.
Et donc ça ouvre à une question que j’avais par rapport au documentaire en lui-même. Je me disais qu’en soi le corps n’a pas de grammaire, d’alphabet, et tu évoques dans le documentaire la difficulté que peuvent avoir les danseurs à laisser une trace, je me demandais : dans quelle mesure ou pas, tu donnes tes mots à cet art qui se passe de la grammaire « conventionnelle » ?
Raphael Stora : Ouais, c’est une tentative un peu poétique. C’est au sens où Macluhan parle de la prédominance de l’écrit dans la société moderne. Pour que ça reste, il faut qu’il y ait l’écrit, le manuscrit. Et effectivement, là on est dans de l’oralité.
J’ai signé pour faire un long métrage documentaire, comme une adaptation de la petite série que j’ai faite sur Instagram, et qui a bien marché. Ça sera un peu la continuité de ce premier doc que j’ai fait, qui était finalement vachement sur moi. Là je pourrai enfin ouvrir.
Le premier documentaire, je l’ai fait pour guider le spectateur par la main, parce que je me suis rendu compte que les gens ne connaissaient pas grand-chose à notre pratique, qu’il fallait leur expliquer et être très didactique. Là je vais pouvoir rentrer dans un film plus généreux, où je sortirai de mon propre parcours, pour rendre ses lettres de noblesse à cet art et à ses pratiques. Je rebondis sur la notion de clinique de la danse, c’est un truc que vraiment j’ai pu voir dans mon entourage. Ça sauve la vie, la danse. Enfin pas pour tout le monde, mais pour beaucoup.
Je connais des danseurs qui font de l’art thérapie, qui essaient d’utiliser la danse justement à des fins thérapeutiques. Moi-même ça m’a sauvé, je vais dire la vérité ça m’a sauvé la vie à mille reprises.
L’acte de danser
David Bernard : Il y a une scène que j’aime beaucoup dans Vernon Subutex de Virginie Despentes : un homme qui sur une piste de danse, pour la première fois, ose danser, et y qui y découvre une satisfaction inédite pour lui, comme s’il se libérait à cet instant de son image et de sa peur du ridicule.
Raphaël Stora : Je vois cette scène. Mais bien sûr, alors que paradoxalement tous les enfants dansent, tous les enfants dansent, tous ! Il n’y a pas un enfant qui ne va pas bouger.
David Bernard : Avant même de commencer à parler.
Raphael Stora : Avant de commencer à parler, ils dansent.
David Bernard : C’est là qu’on voit qu’on est quand même en général très prisonnier de notre image. A ce sujet, dans votre documentaire, une danseuse dit à un moment qu’elle avait vu des drogués danser de façon extraordinaire, comme s’ils allaient plus loin que d’autres.
Raphael Stora : Elle dit qu’ils sont déjà morts, et que donc ils peuvent… Ça me fait penser à un très beau texte de Heinrich Von Kleist « Sur le théâtre des marionnettes ». Ça parle d’un danseur qui devient fou parce qu’un jour, il va dans un marché, voit une marionnette, et se dit : « je n’aurais jamais cette grâce-là ». Parce que la marionnette, elle n’a pas le poids de la conscience.
Le poids de la conscience, de l’image. Et effectivement, les toxicos, au même titre que les gens qui ont de grosses psychoses, qui sont détachés complètement de la réalité et de l’image, sont souvent ultra gracieux. En tout cas, nous, en tant que danseurs, on peut observer ça parce qu’il y a une vérité dans le mouvement qui est détachée du poids du regard de l’autre, et c’est vrai que c’est fascinant.
David Bernard : Je ne sais pas si tu connais le livre de Georges Didi- Huberman sur Israël Galván : « Le danseur de solitude ».
Raphael Stora : Il y a plein de gens qui sont en vue dans la danse contemporaine, qui tiennent l’affiche avec des constructions de mouvement, qui sont bons. Mais ce que je trouve dingue avec Israël Galván c’est qu’il a gardé sa place, il a gardé son folklore. On en revient à ce qu’on disait tout à l’heure : il garde une technique, qui pourtant est ancestrale, qui peut paraître un peu désuète, mais à travers ce cadre il casse tout et c’est ce mouvement-là qui est beau. Alors que s’il était tout de suite complètement désarticulé… Il a une tenue de corps, et il vient la casser. C’est là que le hip-hop est super intéressant, car c’est un peu une danse folklorique aussi. À l’intérieur de ça, il y a de génies qui vont triturer le truc.
Support à l’entretien
Voici ci-après une liste de liens conduisant aux documents évoqués lors de l’entretien, ainsi qu’à la page Vimeo de Raphaël Stora. Dans cette dernière, y sont accessibles l’ensemble de ses films, permettant ainsi de découvrir plus précisément la richesse de son travail.
La page Vimeo de Raphaël Stora :
https://vimeo.com/user1648787
Voguing :
https://www.youtube.com/watch?v=9LUH8sRwzBs&ab_channel=TheBlackExperienceArchive
Krump :
https://www.youtube.com/watch?v=9LUH8sRwzBs&ab_channel=TheBlackExperienceArchive
Soultrain :
Popping :
Locking :
[1] Pour accéder au documentaire, il suffit de maintenir la touche CTRL du clavier tout en cliquant sur la partie soulignée du sous titre. Autrement, voici le lien pour y accéder : https://www.arte.tv/fr/videos/RC-014302/les-promesses-du-sol
[2] David Bernard, enseignant chercheur en psychopathologie, Université Rennes 2, Laboratoire RPpsy
[3] Bouchaud Jérémy, étudiant en M2 PPCP, parcours PRP, Université Rennes 2